Page:Gide - L’Immoraliste.djvu/69

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Je dis : il me semblait — car du fond du passé de ma première enfance se réveillaient enfin mille lueurs, de mille sensations égarées. La conscience que je prenais à nouveau de mes sens m’en permettait l’inquiète reconnaissance. Oui, mes sens, réveillés désormais, se retrouvaient toute une histoire, se recomposaient un passé. Ils vivaient ! ils vivaient ! n’avaient jamais cessé de vivre, se découvraient, même à travers mes ans d’étude, une vie latente et rusée.

Je ne fis aucune rencontre ce jour-là, et j’en fus aise ; je sortis de ma poche un petit Homère que je n’avais pas rouvert depuis mon départ de Marseille, relus trois phrases de l’Odyssée, les appris, puis, trouvant un aliment suffisant dans leur rythme et m’en délectant à loisir, fermai le livre et demeurai, tremblant, plus vivant que je n’aurais cru qu’on pût être, et l’esprit engourdi de bonheur…