Page:Gide - L’Immoraliste.djvu/86

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sans examen, sans loi, m’appliquant simplement à vivre, comme fait l’animal ou l’enfant. Moins absorbé par le mal à présent, ma vie redevenait certaine et consciente. Après cette longue agonie, j’avais cru renaître le même et rattacher bientôt mon présent au passé ; en pleine nouveauté d’une terre inconnue, je pouvais ainsi m’abuser ; ici, plus ; tout m’y apprenait ce qui me surprenait encore : j’étais changé.

Quand, à Syracuse et plus loin, je voulus reprendre mes études, me replonger, comme jadis dans l’examen minutieux du passé, je découvris que quelque chose en avait, pour moi, sinon supprimé, du moins modifié le goût ; c’était le sentiment du présent. L’histoire du passé prenait maintenant à mes yeux cette immobilité, cette fixité terrifiante des ombres nocturnes dans la petite cour de Biskra, l’immobilité de la mort. Avant je me plaisais à cette fixité même qui permettait la précision de mon esprit ; tous les faits de l’histoire m’apparaissaient comme les pièces