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Page:Gide - La Porte étroite, 1909.djvu/142

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la porte étroite

indiscrètement étalé, le livre d’Abel que tu m’avais annoncé, mais à la réalité duquel je ne parvenais pas à croire. Je n’ai pu y tenir ; je suis entrée ; mais le titre m’en paraissait si ridicule que j’hésitais à le dire au commis ; j’ai même vu l’instant où j’allais ressortir de la boutique avec n’importe quel autre ouvrage. Heureusement une petite pile de Privautés attendait le client, près du comptoir — où j’ai jeté cent sous, après m’être emparée d’un exemplaire, et sans avoir eu besoin de parler.

Je sais gré à Abel de ne pas n’avoir envoyé son livre ! Je n’ai pu le feuilleter sans honte ; honte non tant à cause du livre même — où je vois, après tout, plus de sottise encore que d’indécence — mais honte à songer qu’Abel, Abel Vautier, ton ami, l’avait écrit. En vain, j’ai cherché de page en page ce « grand talent » que le critique du Temps y découvre. Dans notre petite société du Havre où l’on parle souvent d’Abel, j’apprends que le livre a beaucoup de succès. J’entends appeler « légèreté » et « grâce » l’incurable futilité de cet esprit ; naturellement j’observe une prudente réserve et je ne parle qu’à toi de ma lecture. Le