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la porte étroite

— Asseyons-nous, dit-elle en se laissant tomber dans un fauteuil. — Si je te comprends bien c’est au souvenir d’Alissa que tu prétends rester fidèle.

Je fus un instant sans répondre.

— Peut-être plutôt à l’idée qu’elle se faisait de moi… Non, ne m’en fais pas un mérite. Je crois que je ne puis faire autrement. Si j’épousais une autre femme, je ne pourrais faire que semblant de l’aimer.

— Ah ! fit-elle, comme indifférente, puis détournant de moi son visage qu’elle penchait à terre comme pour chercher je ne sais quoi de tombé. — Alors tu crois qu’on peut garder si longtemps dans son cœur un amour sans espoir ?

— Oui, Juliette.

— Et que la vie peut souffler dessus chaque jour sans l’éteindre ?…

Le soir montait comme une marée grise, atteignant, noyant chaque objet qui dans cette ombre semblait revivre et raconter à mi-voix son passé. Je revoyais la cham-