Page:Gide - Les Nourritures terrestres.djvu/89

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haies qui remplissent la bouche d’un goût de miel et d’exquise amertume. —

Parfois, retraversant Paris, je retrouvais pour quelques jours ou quelques heures l’appartement où s’était passée ma studieuse enfance ; tout y était silencieux ; des soins de femme absente avaient jeté des linges sur les meubles. Tenant à la main une lampe, j’allais de pièce en pièce sans rouvrir les volets, clos depuis plusieurs années, ni soulever les rideaux pleins de camphre. L’air y était pesant, saturé d’odeur. Ma chambre seule continuait d’être apprêtée. Dans la bibliothèque, la plus sombre et la plus silencieuse des pièces, les livres sur les rayons et sur les tables gardaient l’ordre où je les avais placés ; parfois j’en ouvrais un, et, devant la lampe allumée, bien que ce fût le jour, j’étais heureux d’oublier l’heure ; parfois aussi, rouvrant le grand piano, je cherchais dans ma mémoire le rhythme d’anciens airs ; mais je ne m’en souvenais que de façon trop imparfaite et, plutôt que de m’y attrister, je cessais. Le jour suivant j’étais de nouveau loin de Paris.

Mon cœur naturellement aimant et comme liquide se répandait de toutes parts ; aucune joie ne me semblait appartenir à moi-même ; j’y invi-