Page:Gide - Principes d’économie politique.djvu/17

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il peut prévoir quelles sont les causes qui détermineront le plus grand nombre d’hommes : or, cela nous suffit. Nous n’avons aucun intérêt, quand il s’agit de faits économiques, à prévoir la conduite de Pierre ou de Paul : la seule chose qui nous importe, c’est la conduite des hommes considérés en masse. Nous n’avons besoin pour nos prévisions et nos calculs que de moyennes[1].

Il est à remarquer que les gens pratiques qui dénient le plus vivement aux économistes la possibilité de prévision dans les questions économiques, ne manquent pas pourtant d’en user dans le train ordinaire de leur vie et dans la conduite de leurs affaires quotidiennes. Ce financier qui achète une action de Suez ou d’un chemin de fer, prévoit la continuité et l’augmentation progressive d’un certain trafic dans une direction déterminée, et en payant ce titre fort cher, il affirme par là, qu’il le veuille ou non, sa ferme confiance dans la régularité d’une loi économique. Quiconque spécule, et qui ne spécule pas ? exerce tant bien que mal la prévision scientifique.

  1. Renouvier fait très bien remarquer (Voy., Classification des systèmes philosophiques, tome I, p. 292) que quand bien même les faits et gestes des hommes ne seraient le résultat que du pur hasard, même alors la prévision rationnelle pourrait parfaitement s’exercer dans les limites que nous venons d’indiquer, puisque le calcul des probabilités nous apprend précisément à prévoir combien de fois tel numéro sortira au jeu de la roulette. À plus forte raison les actes d’êtres raisonnables permettent-ils la prévision et si l’on avait affaire à des hommes infiniment sages, il est vraisemblable que la prévision s’exercerait avec autant de sûreté que pour les corps célestes.
    La statistique, du reste, a confirmé maintes fois la régularité vraiment surprenante avec laquelle se produisent les faits les plus importants de la vie humaine, tels par exemple que les mariages ou les plus insignifiants, tel que le fait de mettre une lettre à la poste sans avoir écrit l’adresse.
    Kant, qui est le métaphysicien de la liberté absolue, admet pleinement l’existence des lois naturelles dans les sciences sociales. « De quelque façon que l’on veuille, en métaphysique, se représenter le libre-arbitre, les manifestations en sont dans les actions humaines déterminées, comme tout autre phénomène, par les lois générales de la nature. Ainsi, les mariages, les naissances et les morts paraissent n’être soumis à aucune règle qui permette d’en calculer à l’avance le nombre ; et cependant les tables annuelles faites en de grands pays témoignent que cela obéit autant à des lois constantes que les variations de l’atmosphère, la croissance des plantes, le cours des fleuves et tout le reste de l’économie naturelle ». — Idée d’une histoire universelle.