Page:Gide - Principes d’économie politique.djvu/214

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aux littérateurs du XVIIIe siècle, qui voyaient le type de l’humanité dans « le bon sauvage »[1]. Ce lien de plus en plus serré qui réunit en faisceau les individus n’a pas pour conséquence de diminuer l’individualité, mais plutôt de la fortifier. Comme le dit très bien M. Espinas : « L’aptitude à l’isolement n’est qu’un caractère très inférieur de l’individualité. Ce n’est pas une déchéance, c’est un progrès pour l’individu de devenir organe par rapport à un tout plus étendu et de soutenir des rapports nombreux avec d’autres foyers de vie, d’autres individualités ». Toutes les fois donc que l’on viendra se plaindre, à propos de la division du travail, qu’elle tue l’individualité en réduisant le travailleur à l’état d’accessoire, en le plaçant dans un état de dépendance absolue, il faut répondre que ce n’est là qu’un petit mal en échange d’un grand bien, à savoir le développement de plus en plus large de la solidarité humaine[2].

  1. Rousseau, par exemple, qui voyait dans le sauvage la perfection de l’individualité et de la liberté parce que « après tout si on le chasse d’un arbre, il peut se réfugier sous un autre ». Et il voyait au contraire le type de la dégradation civilisée dans le négociant parce que, disait-il, dans une formule très pittoresque, « on peut le faire crier à Paris en le touchant dans l’Inde ». Pour nous c’est un grand progrès économique et moral que tes hommes ne soient plus des écureuils sautant de branche en branche et vivant chacun pour soi, mais forment un seul corps, à tel point que chacune des individualités qui te constituent puisse ressentir à Paris un coup reçu dans l’Inde. St Paul avait bien mieux exprimé la vérité scientifique dans cette parole Nous sommes tous membres d’un même corps. Voyez pour le développement de cette idée, notre conférence sur l’École nouvelle dans le volume Quatre écoles d’Économie sociale, Genève, 1889.
  2. Cette thèse de la solidarité a été fortement développée par M. Durkheim dans son livre déjà cité De la division du travail social, publié en 1893. Il a le tort seulement de reprocher aux économistes de l’avoir méconnue. Bastiat déjà y avait insisté fortement.
    La division du travail est pour M. Durkheim le fondement de la morale, car c’est cette différentiation entre les individus qui, en rendant chacun d’eux incapable de se suffire à lui-même, les oblige à se rendre des services réciproques et crée la solidarité.
    Elle est l’effet et en même temps le correctif de la lutte pour la vie : — l’effet, car comme la lutte est d’autant plus vive que les individus sont plus semblables et ont les mêmes besoins, il en résulte que chacun cherche à se spécialiser, à faire autre chose ; — le correctif, car précisément les possibilités qu’elle ouvre aux individus d’échapper à la concurrence, leur permet du même coup d’échapper à la ruine ou à la mort.