Page:Gilbert-Lecomte – Monsieur Morphée empoisonneur public, paru dans Bifur, 1930.djvu/14

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reux, sinon inférieurs ou supérieurs. C’est ainsi que les drogues ont certainement sauvé bien des vies.

Par ailleurs qu’il me suffise de dire que les stupéfiants sont considérés moralement par certains mystiques, aussi paradoxal que cela puisse paraître, comme des moyens d’ascétisme. Il ne saurait jamais s’agir, bien entendu, de les considérer comme géniteurs d’extases dont leurs états spécifiques sont aux antipodes ou même seulement comme favorables à la contemplation mais seulement en tant que contre-poison. En particulier dans votre civilisation moderne où le corps humain est dégradé par l’excès de nourriture, la fébrile suractivité et les déformations des habitudes techniques, l’absorption de certaines drogues peut lutter contre ces éléments de désordre et rendre à l’Esprit impersonnel un terrain propre à sa visite (le fanatisme religieux est d’ailleurs lui aussi souvent entretenu par les drogues : car l’encens liturgique en est indubitablement une).

Si l’on envisage d’autre part l’usage régulier et progressif des drogues, l’intoxication, du point de vue des états de conscience qu’elle provoque, substituant peu à peu chez un individu prédisposé des états de « mort dans la vie », c’est-à-dire éminemment de désintérêt devant l’acte, à ceux nécessaires à l’entretien de la vie, on arrive vite à la considérer non plus seulement du point de vue physiologique, mais encore du point de vue psychologique comme un moyen de suicide lent, c’est-à-dire du seul moralement licite des suicides. Car alors il ne s’agit plus de pari, de choix entre la vie et un état inconnu opposé à la vie et que l’on appelle mort, mais bien d’une lente évolution non réversible de tout l’être qui s’achemine, aussi bien par la ruine de son organisme que par l’oubli et le dégoût progressifs de tout ce qui caractérise une vie humaine, vers la cessation de cette vie défigurée, puis oubliée doucement au loin, au profit d’une authentique expérience anticipée de la mort par le