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Le second livre, beaucoup plus important encore, est le Speculum Humanae Salvationis ou Miroir du salut. Il a été écrit en 1324, selon toute vraisemblance par un ex-chartreux allemand, Ludolphe, devenu prieur des Dominicains de Strasbourg. M, Paul Perdrizet, son savant éditeur, a montré en même temps que cet ouvrage est essentiel pour l’intelligence artistique des Xive et xve siècles dans les pays du Nord[1]. Des vitraux anglais, alsaciens, des fresques du Tyrol, des tableaux de Van Eyck ou de Rogier van der Weyden, des tentures comme celles de Reims ou de la Chaise-Dieu[2] n’ont pas d’autre origine. Ce fut un des livres les plus souvent réimprimés ou démarqués au xve siècle. L’auteur y applique à l’Evangile, avec une extrême subtilité, la méthode « figurative ». Chaque fait de la vie du Christ y est « harmonisé » avec

    apran a morir liément… Ceste vie n’est forz que morz. Car morz est un trepaz… Ceste vie tout auximent n’est forz un trepaz moult bries… Quand tu commences à vivre, tu commences a morir, et tout ton aaige et tout ton temps qui passez est, la morz l’a conquis et le tient. Tu dis que tu as quarante ans : la morz les ha, ne gemas (jamais) nuns ne t’en rendra. » C’est le style d’un Sénèque, d’un Montaigne chrétien. Le jour où la littérature de notre moyen âge sera vraiment appréciée, on mettra frère Laurens au rang de nos meilleurs moralistes. Son livre est un des premiers où la supériorité éternelle de l’Évangile, la doctrine morale de Jésus, se trouve dégagée des subtilités scolastiques, du fatras des allégories. Une des très rares peintures que le moyen âge ait laissées du Sermon sur la montagne, se trouve dans le bel exemplaire de la Somme le Roi (B. N. franç. 438), cité dans une note précédente. Cf. Hist. Litt. de la France, t. XIX, p. 403 et suiv. ; P. Paris, Manuscrits français de la bibliothèque du Roi, t. III, p. 388.

  1. Lutz et Perdrizet, Speculum Humanae Salvationis, 2 volumes in-4o, Mulhouse, 1907-1909.
  2. Vitraux de l’abbaye de Saint-Alban (Angleterre. Détruits. Cf. la description dans Schlosser, Quellenbuch zur Kunstgeschichte, Vienne, 1896, p. 315) ; vitraux de Saint-Étienne à Mulhouse (Lutz et Perdrizet, loc. cit.) ; fresques du cloître de Brixen (Walchegger, Der Kreuzgang am Dom zu Brixen, 1895) ; miniatures des Heures de Turin ; Jan Van Eyck, triptyque de la collection Helleputte (1440) ; Van der VVeyden, triptyque Bladelin (1460, au musée de Berlin). Cf. Mâle, loc. cit., p. 248. Les tapisseries de la Chaise-Dieu furent exécutées de 1492 à 1517 ; celles de la cathédrale de Reims représentant la Vie de la Vierge paraissent contemporaines. Les auteurs ont puisé à la fois dans la Bible des pauvres et dans le Speculum (Ibid., p. 253). Voir enfin les vitraux de la Sainte-Chapelle de Vic-le-Comte (Puy-de-Dôme, xvie siècle), les voussures du portail de la cathédrale de Troyes (1523-1527), etc.