Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/246

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étaient béants et ne regardaient pas. Vanitas vanitatum et omnia vanitas[1].

C’est là un sentiment nouveau. Cette préoccupation physique de la mort, cette angoisse presque impure du devenir de la chair, cette poésie empestée n’ont eu d’équivalent à aucune autre époque. Rien de plus chaste, de plus auguste que la mort telle que la conçut le xiiie siècle. Sur les stèles des tombes, le gisant ne ferme pas les yeux. La vie ne l’abandonne pas. Le corps n’est qu’un manteau inutile qui tombe, la chrysalide d’où sort l’immortelle Psyché :

Nata a formar l’angelica farfalla.

La morte bien-aimée reste toujours présente : elle est notre ange, notre Béatrice, Quoi de plus sombre au contraire que l’inconsolable veuvage de Valentine de Milan ? Quel désert que sa morne devise : « Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien » ! Et quelle horreur égale à celle de ce roi de Portugal arrachant, disputant aux vers le « je ne sais quoi » dont parle Bossuet, et intronisant près de lui, devant toute sa cour, l’épouvantail odieux et à demi décomposé de « ce qui fut Inès de Castro ? »[2]

  1. Gaignières, calques d’Oxford, t. I, p. 6. — Heures du roi René à l’Arsenal. — Sujets analogues exécutés par Bourdichon en 1490, Arch. de l’Art français, t. VII, p. 14 : « Quatre tableaux, dont en l’un y a sept histoires et frère Jean Bourgeois qui presche avecques son disciple… ; et en l’autre est l’ymaige de la mort selon la noutoumie (anatomie), tout son corps semé de vers…, dedans un cymitière où y a plusieurs sépultures ». — Voir encore, dans les Très Riches Heures, la peinture de Jean Colombe représentant la mort sur le cheval pâle de l’Apocalypse, galopant sur les tombes, et commandant contre les vivants une charge infernale (Durrieu, Les Très Riches Heures du duc de Berry, 1904, p. 221 et pl. XLVI). — Cf. le petit diptyque du musée de Strasbourg attribué à Memline (Klassiker der Kunst, t. XIV, p. 128). De même dans la statuaire : le squelette du Louvre, autrefois au cimetière des Innocents, et celui de Bar-le-Duc (1545), la merveille de Ligier Richier : le romanesque, l’élégant, le passionné cadavre, l’immortel Don Juan debout sur son tombeau, élevant sur sa main son cœur comme une flamme.
  2. Michelet, Histoire de France, t. IV, 1840, p. 157.