Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/381

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Mendiants sont encore très puissants. L’Amérique, par exemple, offre des compensations splendides au déficit de l’Ancien Monde[1]. En Europe même, ils ne chôment

    Seraphicus, Rome-Lyon, 1682-1685 ; Quétif et Echard, Scriptores ordinis praedicatorum, Paris, 1719-21 ; Touron, Vie des Hommes illustres de l’Ordre de Saint-Dominique, Paris, 1743-1749 ; Mamachi, Annales ordinis praedicatorum, t. I, Rome, 1756.

  1. Cf. Mandonnet, Les Dominicains et la découverte de l’Amérique, 1893 ; Bourgoing, Histoire des missions d’Amérique, 1054 ; Fabis, Vita y escritos de Fray Bartholome de las Casas, Madrid, 1880 ; A. Roze, Les Dominicains en Amérique, 1878.

    Un livre étrange, publié en Espagne en 1611, par le P. Louis d’Urreta, nous montre ces agrandissements sous un jour fantastique et dans le mirage de la légende. Il s’agit des progrès miraculeux de l’Ordre en Éthiopie. Le couvent de l’Alleluia compte sept mille religieux ; celui de Plurimanos en comprend jusqu’à neuf mille, servis par une armée de trois mille domestiques. L’enceinte a quatre lieues de circuit ; chacun de ses quatre-vingts dortoirs a une grande cour, un cloître, une bibliothèque et une chapelle particuliers, où les religieux de ce dortoir officient pendant la semaine ; cependant, ces dortoirs communiquent d’un côté à une cathédrale immense où les neuf mille religieux se réunissent le dimanche pour chanter la messe en commun, tandis que l’autre côté débouche dans le réfectoire, qui mesure deux milles de longueur, et où toute la communauté prend ses repas tous les jours. Cf. Caro, Saint Dominique et les Dominicains, 1853, p. 110 et suiv. ; Quétif et Echard, t. II, p. 378.

    On croirait lire la description de ces Eldorados religieux, de ces Paradis monastiques que saint Brandan jadis aperçut au milieu des flots, dans la lumière diffuse des régions polaires. (Cf. Renan, Essais de morale et de critique, 1860 ; Alfred Nutt et Kuno Meyer, The Voyage of Bran, Londres, 1895), ou plutôt on croit voir l’ébauche de ces républiques idéales que les Jésuites, aux XVIIe et XVIIIe siècles, tentèrent d’établir, à égale distance de la civilisation et de la barbarie, dans les terres vierges de l’Amérique, au Paraguay, au Canada. Il est curieux de trouver qu’ici encore, les Mendiants ont frayé la voie à la compagnie de Jésus. Il faudrait rechercher de quelles sources le P. d’Urreta a tiré ses descriptions fabuleuses ; la relation d’Alvarez parait la principale. Cf. Historiale description de l’Ethiopie, Anvers, 1558, et Brunet, Manuel du libraire, au mot Alvarez. L’auteur y décrit en effet un grand nombre de couvents et de chrétientés maronites, appartenant à la religion étrange du « Prêtre Jean » ; il parle entre autres brièvement (p. 111) du monastère d’Alléluia, mais sans lui donner encore de proportions géantes, et surtout sans souffler mot des Dominicains. — Quoi qu’il en soit, et étant bien admis qu’il ne s’agit que d’un rêve, ce rêve n’en a pas moins une très grande importance : c’est le principe d’une utopie qui, sous différentes formes, n’a presque pas cessé d’agir jusqu’à nos jours. On sait ce que Rousseau doit aux Relations des Jésuites, à leur image d’un âge d’or, à leur idée d’un retour à l’état de nature ; ce songe semi-religieux d’un bonheur pastoral et d’une félicité champêtre, la grande idylle de Jean-Jacques, de Beethoven, de Tolstoï, se trouverait ainsi avoir une origine conventuelle ; ce serait une transformation « philosophique » du christianisme des Mendiants, une dernière variation sur un thème de l’Évangile…