Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/407

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rent encore quand ce maître bizarre s’installe dans Tolède.

Là, dans l’Espagne de l’Escurial et de Philippe II, à quelques lieues de Sainte-Thérèse, sur ce roc stérile et battu de l’âpre vent des Castilles, l’artiste se livra à une débauche d’idéalisme. Il cultiva ses nerfs, soigna, irrita sa manie. Son art frénétique et livide, sa palette cadavérique, aux tons décomposés, représentent d’étonnantes larves, les spectres les plus hallucinés. Nul n’a rêvé jamais peinture plus malade et apocalyptique, plus délirante et, si j’ose dire, plus galopante hors du possible. C’est un cauchemar pessimiste, volontaire et lucide. Des personnages hâves, exaltés, les figures de la pénitence et de la macération, obsèdent ces visions inquiétantes. Entre tous, saint François occupe une large place. Ordinairement il médite, un crâne entre ses mains trouées, les yeux fichés en terre ou révulsés au ciel : le fantôme de l’Alverne apparaît en prières, parmi un chaos de roches, sous des nuages convulsifs, comme une statue de l’ascétisme, une vivante momie. Dans cette réaction à fond de train contre la sensualité, contre le paganisme du siècle de Léon X, l’artiste revient tout droit aux origines, au moyen âge. Il a sûrement travaillé sur des documents authentiques. Chose curieuse ! Giotto n’avait vu et peint en saint François qu’un jeune héros, un « surhomme », un idéal adolescent, sans nulle ressemblance positive avec ce qu’on pouvait savoir du personnage ; toute l’Italie après lui a suivi cet exemple. Il faut arriver à Greco, à Zurbaran et à Rubens, pour trouver une préoccupation plus physionomique, un essai de recherche historique et de résurrection[1]. Le pâle revenant, qu’on savait vaguement vivant dans son tombeau, se relève pour prêcher

  1. Cf. Thode, loc. cit., t. I, p. 102.