Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/78

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sous les sapins battus par la bise, avaient rempli de sensations et d’instincts que chaque forme et chaque couleur réveillaient ici. Le symbole donne tout du premier coup et fait tout sentir ; il va droit au cœur par les yeux, sans avoir besoin de traverser la raison raisonnante. Un homme n’a pas besoin de culture pour être touché de cette énorme allée avec ses piliers graves régulièrement rangés qui ne se lassent pas de porter cette sublime voûte : il lui suffit d’avoir erré dans les mois d’hiver sous les futaies mornes des montagnes. Il y a un monde ici, un abrégé du grand monde tel que le christianisme le conçoit : ramper, tâtonner des deux mains contre des parois humides dans cette vie ténébreuse, parmi les vacillements de clartés incertaines, parmi les bourdonnements et les chuchotements aigres de la fourmilière humaine, et, pour consolation, apercevoir çà et là, dans les sommets des figures rayonnantes, le manteau d’azur, les yeux divins d’une vierge et d’un petit enfant, le bon Christ tendant ses mains bienfaisantes, pendant qu’un concert de hautes notes argentines et d’acclamations triomphantes emporte l’âme dans ses enroulements et dans ses accords[1].

Certes, je n’irai pas nier (et surtout aujourd’hui !) l’émotion religieuse qui s’exhale de nos cathédrales. Mais pourquoi n’y aurait-il qu’une sorte d’émotion religieuse ? Pourquoi serait-il interdit à la sensibilité d’en inventer

  1. On reconnaît ici : 1o le paradoxe romantique, le paradoxe de Rousseau, aussi vieux que la Germania de Tacite : à savoir que l’élément salubre et créateur, le pur sang de l’humanité, est l’élément barbare. Qui nous délivrera de cette illusion ? Non, les barbares n’ont rien créé : la civilisation est une conquête de tous les jours contre la barbarie. Le mythe germanique est une chimère à rayer du programme latin ; 2o (et corollairement), l’idée qu’une cathédrale est un extrait des bois, d’abord construit en poutres, et conservant encore les signes de son origine sylvestre. De là, dans ce beau passage, le choix de Strasbourg, et tout ce développement sur les bûcherons de la Forêt-Noire. Confusion enfantine d’une « forêt de colonnes » et d’une véritable futaie. C’est une métaphore prise pour un argument. Une des traces ou des survivances que l’on croyait saisir de l’ancienne architecture en bois, c’était le « modillon à copeaux » des églises auvergnates (Cf. Viollet-le-Duc, Dictionnaire de l’Architecture, t. IV, p. 309). M. Mâle vient de prouver que ce fameux modillon est un emprunt mauresque : il l’a retrouvé à la mosquée de Cordoue. Voir son article décisif de la Revue de l’Art, août 1911 : la Mosquée de Cordoue et les églises de l’Auvergne et du Velay.