Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/96

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femme de chair : elle est l’épouse antique, la figure d’histoire, taillée du marbre ancien des héroïnes, petite-fille d’Andromaque, si pareille d’âme qu’elle n’est plus d’aucun siècle.

Quand les blessés ennemis ont envahi les couchettes improvisées, elle a revêtu la blouse, prêtant au chirurgien le secours de ses doigts capables et calmes. Et sa présence fait régner dans la salle pâle un silence qui oppresse les hommes : la majesté hautaine du devoir détesté et de la douleur sacrée.

À la méfiance du fiévreux qui inspecte sa potion, et, terrifié, suit de l’œil les gestes de l’ennemie, elle oppose le regard indigné et froid de ses yeux, pesants comme un châtiment :

— Que craignez-vous ? Je suis une femme belge. Et vous êtes des blessés.

Elle enferme dans ce mot de patrie tout ce qu’il y a de juste et de divin dans le monde. Le soir seulement, elle dépose sa blouse, oint ses mains durcies par le sublimé, coiffe ses beaux cheveux ; et les soldats en la voyant passer, prennent d’instinct le port d’armes, devant la royauté de cette vaincue plus grande qu’eux.

Le petit village étend à ses pieds son unique rue grasse de fumier, et l’église accroupit son bloc tranquille de pierre au bas du beau chemin à pic,