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Page:Girard - Contes de chez nous, 1912.djvu/91

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J’allais entamer la conversation, quand, dans l’atmosphère attiédie et parfumée du soir, une voix retentit à mes oreilles comme un éclat de tonnerre :

— Monsieur Moreau est-il là ?

Hélas ! oui, il était là.

Un moment, je fus tenté de ne pas répondre, me cacher, fuir.

Et la raison aidant :

— À quoi bon, pensai-je, on finira toujours par savoir, et l’on me prendra pour un sauvage.

— Présent, fis-je d’une voix défaillante.

Je levai les yeux.

L’opulente personnalité de Mme la mairesse masquait presque en entier l’encadrement lumineux de la porte.

— Nous, vous attendons, cher Monsieur Moreau, dit-elle, le bridge vous réclame.

— Le bridge ! pensai-je, atterré… Ils sont donc mordus dans ce pays et ne me laisseront pas une heure de répit !…

Et jusqu’à deux heures, nous le fîmes sans atout, nous le fîmes cœur, nous le fîmes carreau, nous le fîmes trèfle, nous le fîmes pique ; nous bridgeâmes et rebridgeâmes ; nous doublâmes et redoublâmes, tandis que dans la pièce voisine, aux accords de la musique entraînante, je voyais valser les couples enlacés, et que, mon amour, qui ne savait pas le bridge, — heureuse mortelle — passait légère comme une sylphide et radieuse comme un beau ciel de printemps dans les bras des danseurs que je maudissais de tout mon cœur !…