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Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/52

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Jamais un être de sa race n’avait prononcé son nom avec autant d’harmonie, de charme et de caresse.

Mais aujourd’hui qu’elle était partie, qu’elle n’était plus là pour raviver cet amour, se rappellerait-il l’humble Algonquine ?

Ce feu dont il se disait embrasé, n’était-il qu’un feu de paille, d’autant plus brillant et plus vif qu’il était plus éphémère, ou bien si fidèle à la foi jurée, il conserverait intacte dans son cœur l’image de celle qui n’était qu’une Indienne fugitive.

Et l’absence n’était rien en comparaison du danger qui se présentait sous la forme de cette femme qui avait exigé son départ et avait voulu la chasser de la maison où on l’avait reçue à bras ouverts.

Oh ! cette femme, elle était belle, spirituelle, irrésistible !

Elle lui enlèverait son amant, elle l’ensorcellerait.

À cette heure où tout est calme, où tout est divin dans la nature, où l’aveu des amours appelle le rapprochement et le battement à l’unisson de deux cœurs qui se comprennent, à cette heure, où quand on aime et que l’on est aimé, on remercie à genoux l’Éternel de nous avoir donné la vie pour être heureux, elle était là, sans doute, à ses côtés. Tous deux étaient appuyés à la margelle de ce puits, où pour la première fois, avaient retenti dans son âme extasiée les paroles d’amour dont la simplicité indéfinissable efface les plus belles pages de la philosophie des plus merveilleux génies du monde. « Je t’aime » !

À ces pensées amères, l’Algonquine pleura.

Ce n’étaient pas les larmes diamantées que l’on trouve par un clair matin de soleil sur les feuilles de la rose orgueilleuse, mais les pleurs que cachent, le soir, les pétales de la violette modeste.

Tout à ses réflexions, Oroboa n’entendit pas le crissement d’un canot d’écorce sur le rivage.

Un Français et un Indien venaient d’atterrir dans une petite anse, à quelques pas de l’Algonquine masquée par un massif d’arbustes.

L’Indien mit le canot sur ses épaules.

— Que mon frère le visage-pâle, dit-il, m’attende en cet endroit, je m’en vais cacher mon canot et trouver un abri pour la nuit.

Nous ne saurions continuer notre route, ce soir, sans danger.

Le Français répondit :

— Mais mon frère Daim-Léger, comme je te l’ai dit avant le lever de la lune, si nous nous arrêtons, jamais nous ne rejoindrons les guerriers nos amis.

— Que le visage-pâle soit sans inquiétude, reprit Daim-Léger, avec un sourire plein d’assurance, tes frères et les miens ont fait comme nous : ils ont certainement mis pied à terre en quelque retraite sûre pour y passer la nuit et restaurer leurs forces.

Demain, l’astre du jour n’aura pas atteint la cime de ces arbres que nous aurons rejoint la flottille des visages-pâles et des enfants des bois, commandés par le sagamo aux cheveux d’argent.

En disant ces derniers mots, l’Indien s’enfonça sous bois.

Le Français, ou plutôt Johanne de Castelnay, qui brûlait d’impatience de rejoindre Giovanni ne tenait pas en place.

Elle fit quelques pas le long du rivage.

Soudain, elle étouffa un cri de surprise, en portant sa main à sa bouche, et fit un pas en arrière.

L’Algonquine était là devant elle, l’Algonquine, sa rivale, l’Algonquine qu’aimait Giovanni, l’Algonquine, la cause de son malheur et la ruine de ses espérances, l’Algonquine qui lui avait pris le seul homme qu’elle eût réellement aimé jusqu’à la folie.

Elle la retrouvait enfin !…

Dans cette solitude, elles allaient se rencontrer face à face.

Et Johanne porta ses regards de tous côtés, s’efforçant de percer les ténèbres. Elle écouta.

Non, personne ne les verrait ni ne les entendrait.

L’occasion manquée ne se représente jamais, c’est un des caprices du sort. Elle ne manquerait pas l’occasion.

La rivale d’Oroboa porta fébrilement la main à la garde d’or de son épée.

Son cœur battait à coups redoublés.

Elle s’arrêta.