Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Grand Dieu ! en était-elle donc rendue là ?

Elle, la séduisante fille du baron de Castelnay, née d’une mère chrétienne, n’était-elle donc venue en Amérique que pour exercer si cruellement sa vengeance contre une simple enfant des bois ?

Johanne la meurtrière !…

À cette pensée, elle frémit et se signa.

Mais cette Indienne était belle, plus belle qu’elle pour Giovanni, et c’est cette Indienne qui lui avait fermé les portes du bonheur.

Quand un obstacle se présente à soi sur le chemin de la vie, on l’écarte.

L’obstacle c’était Oroboa.

Il fallait donc, à tout prix, le faire disparaître pour toujours.

Jamais être humain n’aurait connaissance du crime commis dans ce lieu désert.

Ni les arbres, ni le fleuve, ni le ciel ne pourraient parler.

Un coup d’épée est vite donné dans la nuit, surtout quand le bras qui tient l’arme est celui d’une femme jalouse.

Puis, il n’y a plus qu’à jeter le corps dans la rivière ou les broussailles épaisses.

Et si, par hasard, on découvrait ce cadavre, qui soupçonnerait jamais Johanne de Castelnay d’avoir fait le coup. À tout moment, à cette époque d’embûches et de surprises, l’Iroquois farouche et sanguinaire tuait sur place ou emmenait prisonnier dans sa bourgade pour la torture quiconque n’était pas de sa nation.

À la pensée du crime qu’elle va commettre, Johanne se sent le cœur pris dans un étau, une sueur froide baigne son front.

Allons, il faut en finir !…

Rageusement, elle tire du fourreau la lame qui jette un éclair.

La longueur seule de cette lame la sépare d’Oroboa.

Elle brandit l’acier qui va rougir le sang jeune et pur de cette vierge indienne.

Qu’attend donc Johanne pour frapper ?

Son bras retombe inerte, pouvant à peine supporter le poids de l’arme.

Et l’Algonquine, ignorante du malheur qui la menace, enveloppée d’une auréole faite par la lune, poursuit sa méditation, les yeux toujours attachés sur cette étoile polaire qui la fascine comme l’étoile de sa destinée.

Une grande pitié est descendue dans le cœur de Johanne comme une gigantesque vague d’émeraude limpide noyant toutes les horribles bêtes qui montent à l’assaut de ce cœur lacéré.

L’Indienne est trop jeune, trop belle, trop bonne.

Au sein de cette solitude splendide et sereine, Johanne s’est rappelé un Dieu vengeur et terrible, un Dieu qui récompense le bien, mais punit le mal. Ce Dieu la maudirait si elle tuait cette enfant, et se présentait à Giovanni les mains teintes de sang.

Alors, elle rengaina lentement.

Et, après avoir rabattu sur ses yeux son chapeau à larges bords, et s’être enveloppée de son noir manteau, elle toucha l’Algonquine à l’épaule et se rejeta vivement dans l’ombre.

L’Algonquine sursauta.

— Qui êtes-vous, s’écria-t-elle, en apercevant cette forme toute noire qu’elle ne connaissait pas. Elle fut bien près d’appeler à son secours le Huron, son compagnon parti avec elle de Québec, mais un sentiment dont elle ne se rendit pas compte la retint.

Johanne, grossissant sa voix mélodieuse de sirène répondit simplement :

— Ami.

Et aussitôt après :

— Qui êtes-vous, vous-même, ajouta-t-elle.

Oroboa, après quelques secondes d’hésitation, répondit :

— Oroboa, fille de Paul Tessouehat, le vaillant chef algonquin, dont les wigwams entendront longtemps chanter les prouesses.

— Et que faites-vous seule, à cette heure, dans ces bois ?

— Je retourne dans mon pays.

— Et d’où venez-vous ?

À cette question, Oroboa fut quelques instants sans répondre, puis tout à coup :

— Après avoir été adoptée à Québec, dit-elle, par une famille honorable, j’en ai été chassée par la fille du maître de la maison.