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XXXIV


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Paris, 11 août 18…

Cette lettre est probablement la dernière que je vous écrirai. Ne me plaignez pas ; mon destin est moins digne de pitié que d’envie. Je n’en connais pas et n’en ai point rêvé de plus beau. On a dit, on a répété que la vie réelle est pâle, terne et désenchantée, auprès des fictions des poètes. On s’est trompé c’est le contraire qu’il fallait dire. Il est un inventeur plus merveilleux que tous les rapsodes, cet inventeur s’appelle la réalité. C’est elle qui tient la baguette magique ; l’imagination n’est auprès d’elle qu’une assez pauvre magicienne. Madame, n’écrivez pas à mademoiselle de Châteaudun. Puisque ce n’est pas déjà fait, il faut nécessairement que mes lettres ne vous soient point parvenues. Quel qu’il soit, béni le hasard qui vous a empêchée de suivre mes avis ! Que vous disais-je ? J’étais fou. Gardez-vous d’alarmer cette enfant. Il a vécu suffisamment celui qu’elle a aimé un jour. N’écrivez pas, il est trop tard ; mais admirez les coups du sort. Le diamant que je cherchais avec le prince de Monbert, je l’avais trouvé sans m’en douter ; j’aidais à le chercher, tandis qu’à mon insu il était dans mon cœur. Louise, c’est Irène ; madame Guérin, c’est mademoiselle de Châteaudun. Si vous aviez vu sa joie en se faisant connaître ! Je l’ai vue joyeuse et triomphante, comme si son amour n’était pas ce qu’elle pouvait donner de plus précieux. Quand elle s’est nommée, j’ai senti passer sur mon front un souffle glacé ; puis j’ai remercié Dieu de m’avoir fait une félicité à laquelle je ne survivrai pas, si grande que je dois et qu’il faut en mourir.

— Ne m’aimez-vous donc pas assez, m’a-t-elle dit, pour me pardonner ma fortune ?