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Comment aurait-elle pu comprendre qu’en se nommant, elle avait signé mon arrêt de mort ?

Elle m’a parlé, en riant, de M. de Monbert, ainsi qu’elle avait fait d’Edgard ; pour s’excuser, elle m’a raconté une histoire de désenchantement que vous savez déjà, madame. Il semble ici qu’il eût été de mon honneur de détromper Irène et de l’éclairer sur la passion du prince. Je l’ai fait, mais sans insistance. Quand le bonheur vous est offert chargé à balles, on n’a guère le droit d’être généreux.

Nous nous marions demain, chastement, sans public, sans éclat et sans bruit. Une voiture sans armoiries nous attendra sur la place de la Madeleine à la sortie du temple, nous partirons pour Villiers. M. de Meilhan est à Richeport ; M. de Monbert est en Bretagne. Avant qu’ils soient avertis, huit jours au moins s’écouleront. Ainsi, j’ai devant moi huit jours de sainte ivresse. Quel homme jamais en a pu dire autant ?

Rappelez-vous ces paroles d’un poète de vos amis : Il est beau de mourir jeune et de rendre à Dieu, qui nous juge, un cœur pur et plein d’illusions. Ce poète a dit vrai ; seulement, il est encore plus beau de mourir au sein du bonheur et de s’ensevelir avec la fleur d’un amour qui n’a point pâli.

Cet amour n’aurait pas suivi la loi fatale des tendresses vulgaires ; les années auraient passé sur lui sans le vieillir. Mais qu’importe la durée, si l’éternité peut tenir dans une heure ? Qu’importe le nombre de jours, si les jours sont remplis ?

Cependant, je ne puis m’empêcher de la regretter, cette vie qui promettait d’être si belle. Nous aurions été bien, là-bas, dans mon petit château de la Creuse. J’étais né pour les délices du foyer et pour les joies de la famille. Je voyais déjà de beaux enfants jouer sur mes pelouses et se presser autour de leur mère. Et aussi quelle joie d’initier aux mystères de la fortune la noble et douce créature que je croyais alors pauvre et déshéritée ! Je m’em-