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— C’est la nuit, dis-je.

Clyton frissonna, me regarda de biais, comme si nous allions la trouver à l’arrêt, nuit expirante, clouée sur notre capot.

*

Lee était dans le salon où me laissa Clyton. J’avais vu des portraits de lui, je le reconnus, mais il n’avait plus ses yeux provocants, son front qui étincelle. Toutes ces qualités contraires qu’il aimait cultiver en lui séparées, l’arrogance et l’humilité, l’énergie et l’indolence, la générosité et l’envie, maintenant se mélangeaient et il ne se trouvait plus qu’une âme médiocre et confuse. Il ne l’avouait pas, la guerre en était cause.

— La guerre gâtera le métier des cowboys, avait-il déclaré d’abord.

— Que les femmes prennent garde, avait-il dit ensuite. La guerre est leur mort !

Or les cowboys gardaient leur prestige, les femmes continuaient, en masse, à vivre. C’est son métier à lui, son métier de poète, qui était gâté. Il se tenait, au début de la guerre, à la limite du génie. Je venais de lire ses œuvres : il atteignait le sublime, non encore par la pensée, mais par les transparences de son style, par un mot placé de telle sorte dans presque chaque vers qu’il en jaillissait je ne sais quelle lueur, quel éclatement, qui d’ailleurs mourait aussitôt. Il s’était rendu compte de ce talent à piquer l’âme