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RETOUR D’ALSACE

énormes pinceaux, l’un carmin, l’autre saumon, les pinceaux de Matisse, que nous donnons à Horn pour graisser nos souliers. Il faut une heure pour les laver. Toutes les toiles ont disparu des murs, comme chez Elsa et Johanna ; mais il reste les glaces. Nous ne nous étions vus depuis Roanne que dans des miroirs ronds à deux sous, qui nous montraient tout juste notre œil ou notre raie. Nous nous contemplons, nous nous rapprochons sous le prétexte de comparer nos tailles, mais chacun ne regarde que soi et je ne sais même plus, aujourd’hui, lequel était le plus grand.

Long après-midi paisible. Le lieutenant Balay me charge de visiter le village, d’interroger les passants. Je flâne dans les rues désertes. Pas un habitant dehors. Beaucoup de maisons fermées, avec les images de sainte Agnès sur la porte, rondes comme les vrais scellés. Je visite l’église, qu’entoure un canal d’eau courante. Je pousse la fenêtre d’une belle maison ornée de boiseries Louis XV, j’aperçois dans des cadres noirs à grains d’or les Trois Grâces et la Comparaison. Partout le silence. L’avion allemand qui passe là-haut ne peut noter dans ce coin du village qu’un touriste ou un indiscret. Je vais si loin que je m’égare : une jeune fille m’indique la route du château avec la politesse qu’on réservait dans ce bourg aux