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RETOUR D’ALSACE

Les hommes sont moins pris au dépourvu que Bertet. Je m’étonne de l’instinct avec lequel ils occupent et ils traitent chaque village. D’abord ils payent tout en or. Ils auront le temps, disent-ils, de passer leurs billets en Allemagne ; de chacun de leurs gestes, jaillit une pièce de cent sous. Ils ne donnent pas non plus, comme notre état-major de brigade qui nous interdit toute sonnerie, toute entrée en musique, l’impression de chercher la vraie frontière à l’intérieur même de l’Alsace. Ils mettent les horloges à l’heure de la France, ils grattent les mots allemands sur les murs, ils se délivrent vraiment de la petite peine et de l’humiliation qu’on leur infligea chaque année, à l’école, en leur contant 70. Il est dur, quand on se sait la plus forte nation du monde, d’apprendre que les autres vous battent ! Pas un qui n’eut convenu avec sa famille d’une phrase spéciale pour annoncer qu’il était en Alsace, dictionnaire enfantin que tous ont copié, de sorte que chaque lettre, chaque carte, commence par ces mots : le sac n’est pas lourd, ou le ceinturon ne serre pas, ou les souliers ne prennent pas l’eau, définitions négatives de leur bien-être et qui voudront dire, une fois révélées par l’air pur de Pontgibaud ou de Thiers : « On est vainqueur », « On approche de Strasbourg », « On voit le Rhin ».