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RETOUR D’ALSACE

près d’un ruisseau qui coule ; à l’ombre d’un vergne que le vent agite. Nous ne voyons que des génisses, un chien, des faneurs ; nous ne voulons prendre de l’Alsace que ce que nous aurions pris, par un semblable jour d’été, au Berry, au Nivernais, un peu de chaleur, et, pour notre tête, un peu d’ombre. Vainqueurs modestes que nous sommes, nous ne regardons point le soleil en face. J’effraye Michal comme on effraye une cousine en Normandie, avec l’aide d’une rainette, d’une araignée. Il cueille des herbes pour son herbier et me dit leur nom savant : nous n’avons plus besoin que d’interprètes de latin. Pourquoi nos culottes rouges, dès que nous nous relevons un peu, font-elles un premier plan désastreux à toute cette verdure et à ce calme ? Pourquoi ce bœuf impassible, et qui ne rumine même pas, semble-t-il attendre, pour ne pas brouiller l’herbe française avec l’herbe allemande ? Ce n’est pas par lâcheté, c’est par une immense modestie que l’on renonce ce soir à la guerre, au carnage, à sa mort, à la mort surtout des autres, des camarades qu’on a jetés pêle-mêle et joyeusement dans le mois d’août, avec l’espoir de les retrouver chacun dans une ville de Prusse différente. Je les retiens tous autour de moi. Je ne veux perdre personne. Tous ces souffles de mort, que je sens effleurer la tête