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RETOUR D’ALSACE

vallée ; ils l’ont choisie comme ils choisissent un emplacement d’obusier, et l’on voit tout ce que peut atteindre l’esprit le plus lourd : la lune, un château-fort, le clocher. Le soir borde cette terre alsacienne d’un ciel allemand, tendu et bas, car c’est la fin du coupon. Une énorme lune, moulée sur le visage de Simplicissimus. Un vœu gigantesque à former contre les Allemands, si elle filait. Triste repas aussi que ce souper allemand, ces myrtilles, cette salade sans huile et ce veau viennois. Vais-je donc me coucher avec cet arrière-goût de Prusse sur une journée si pure ? Pas de bière ; une kellnerin vient nous l’annoncer, en glissant sur ses savates, fille du Rhin à sec. Malaise de sentir mes camarades et mes soldats prendre pour l’Alsace ce coin de Brandebourg. Ils admirent sans réserve les poutrelles rouges et noires du plafond, les écussons d’Othon de Bavière ; ils ne savent pas qu’Othon est fou et occupe sa soixante-quinzième année à peler des raves noires ; ils admirent les cartes, qui ont des biseaux d’or, dont les as ont des photographies de villes, de fleurs, d’actrices, et où ils se reconnaissent mal, d’ailleurs, car les voilà trois à avoir le roi. Même diversité dans les allumettes, dans les cigares, dans les timbres. Habitués depuis leur naissance aux immuables cartes françaises,