Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/113

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tenant, je m’étais juré de t’enlever… Tu as été sauvée par un triolet que j’avais promis au Berliner Tageblatt et que je ne pouvais remettre… Que tes baisers sont doucereux !

Car Zelten n’avait pu s’habituer à dire « doux » au lieu de « doucereux ».

— Vous êtes fou, ce matin, Zelten ! Cet étranger est gêné de vos paroles…

Zelten se mit à rire…

— Ma petite Eva, dit-il, je vais te conter une histoire. Il y a dix-huit ans j’en avais dix-huit. Tu sais comment m’éleva mon grand-père. Je vivais étendu, à cause de ma coxalgie, et de ma naissance au jour de la guérison je n’ai pas aperçu un jeune visage… Ce n’était pas que mon grand-père l’eût voulu, mais le précepteur, la cuisinière, les valets étaient de son âge, et l’on écartait tout enfant pour que je ne souffrisse pas de sa vue. On ne me promenait que dans le parc, où les statues de personnes que mon maître disait jeunes, Proserpine, la reine Louise, offraient une tête sans nez et décrépite, — et jusqu’au pavillon du Grand Electeur, converti lui aussi, mais par la municipalité, en asile de vieillards. Si bien que les éléments de la beauté humaine étaient pour moi des yeux usés et lavés, une voix aigre et sourde, les cheveux blancs et le craquement des genoux. Les traits normaux et officiels c’étaient les veines gonflées, les éclats de sang dans les yeux ou sur le nez, les mains tremblantes. J’aime mieux ne pas vous dire comment j’imaginais les héros de mon histoire sainte ou de la littérature, ce qu’était le père Anchise pour moi, le père Mathusalem, ou la mère Hécube, puisque je