Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/92

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je lui disais qu’elle me portait chance et que je n’avais jamais de vers dans mon fromage. Elle m’avait aussitôt répondu de ne pas me risquer sur les montagnes élevées de plus de 1.500 mètres, sinon elle m’abandonnait à mon sort…

— Eh bien ? dit-elle, sans répondre à mon salut…

— Eh bien ! répondis-je. Je ne suis pas tué ! Votre carte de 1914 m’a sauvé !

Elle n’avait pas pensé à cela. En fait, n’avais-je pas raison ? De tous les êtres qu’elle avait favorisés, n’étais-je pas le seul à qui elle eût vraiment porté bonheur ? Tous ceux qu’elle avait cru hisser à la réussite, le ténor belge, l’intendant général, la baronne Wolkinska, la guerre, ou le cancer, ou le gâtisme, les avaient ramenés à des tombes particulièrement originales mais au lot commun. Tandis que moi, qui selon ses préceptes formels sur l’altitude avais évité pendant ces cinq années passées en combats, d’attirer mes ennemis au faîte du Sancy, de livrer mes luttes particulières au col du Saint-Bernard, et qui avais vogué sur bien des mers, cherchant la faveur de Bertha au vrai niveau, on pouvait dire qu’elle m’avait sauvé. Il me suffit d’ajouter que j’avais hérité de quelques millions, que j’avais échappé à deux torpillages, pour qu’elle me pardonnât et se pardonnât à elle-même d’avoir porté bonheur, indirectement, à ma patrie.

Je commençai à croire ce jour-là à son pouvoir, car elle m’apprit que Siegfried von Kleist cherchait un professeur de français. Elle lui téléphona et voulut m’y conduire le jour même, sous mon nom canadien si je le désirais, par un de ces après-midi de vent et