Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/207

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comme une ville européenne, et ma pensée aussi, à l’échelle d’un homme, je jetai sur lui des brassées de fleurs qui ne s’ouvrent que le soir, son dernier vêtement, plus vibrant et ajusté que le vêtement d’oiseaux, et bientôt bruyant car toutes les grosses abeilles de nuit y vinrent bourdonner. Parfois je m’endormais une minute ; de là-haut un aéroplane aurait cru voir dans cette île un couple dormant ; je m’amusais à ce jeu ; pour ce spectateur invisible, je m’étendais près du corps, je m’asseyais à sa hauteur, je m’endormais au-dessus de ce bras étendu. Je m’éveillais ; je reprenais dans ma pensée, en sursaut, possession de ce mort, aussi ardemment qu’on reprend, en France, la nuit, la main d’une grande sœur. J’attendais le jour. Je voulais, puisqu’il n’était plus possible de le sauver des ténèbres, le sauver de cette dernière nuit. Soudain le soleil arriva ; les petits oiseaux, maintenant moins curieux, s’occupaient de leur repas, et il n’y avait plus, dessinant le corps à une envergure immense, que quelques vautours perdus dans le ciel et que je n’avais jamais vus jusqu’à ce jour. Je sentais aussi des requins en route d’un fond lointain, nageant vers nous à la vitesse de la lumière. Je sentais des mouches appelées d’un autre archipel voler en droite ligne et qui bientôt arriveraient.