Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/236

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« Ainsi toute la nuit je lus, jusqu’à l’heure où Vendredi, tout noir, arriva avec le matin. La lune se couchait. Parfois (est-ce une perle qui prenait une peau au fond de la lagune ?) toute la mer se bombait et devenait opale. La Grande Ourse était repliée devant moi comme un mètre pliant, ma pauvre île trop petite pour pareille mesure… Ce n’était pas un silence d’Océanie, mais celui d’une gare quand le dernier train est passé, et la mer sur les récifs faisait le train qui disparaît, et une noix de coco tombait avec le bruit d’un disque, et, mon pied pris soudain dans une liane, je n’osai remuer comme si j’allais déranger un aiguillage… Toute cette petite énergie de femme que l’on avait minutieusement construite dans mon crâne comme un navire dans une bouteille, au seul mot de Vendredi, se délabra. Vendredi s’engouffrait en moi jusqu’à mon cœur d’un chemin plus court que celui d’un plongeur de nacre. Tout ce que pensait Vendredi me semblait naturel, ce qu’il faisait, utile ; pas un conseil à lui donner. Ce goût de la chair humaine qu’il conserva quelques mois encore, je le comprenais. Le moindre de ses pas en dehors du chemin battu de Robinson, je sentais qu’il eût mené à une source on à un trésor ; et tout ce que ce Kreuzer maniaque avait passé des années à accomplir devenait justi-