Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/41

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vie d’une vie parallèle, soumis aux mêmes édits de la police des omnibus qu’il lisait sans cesse, aux mêmes humeurs des receveurs, ayant parfois sur cent mille numéros de tickets le numéro qui juste suivait le mien… ; mais, tant que nos rails ne se couperaient pas, je n’avais pas même l’idée qu’il pût m’adresser la parole. Parfois je le dévisageais, et lui transmettait froidement ce regard à l’affiche des tarifs extra-urbains. Parfois il tournait les yeux avec affectation vers un point dans la campagne ; j’étais sûre alors, si je l’imitais, de voir quelque étang ou quelque villa bizarre. Parfois il tournait tout son corps, c’est qu’il m’indiquait plus encore, un château, une ruine ; parfois il mettait un lorgnon, il insistait : j’avais l’impression, comme le cocher de ma grand’mère quand j’étais assise sur le siège avec lui, qu’il m’orientait la tête de sa main vers des clochers ou vers des églises. Alors je résistais et sacrifiais à ma liberté la vue d’un donjon ou d’une cathédrale. Puis, — il faut bien s’amuser, — je jouais avec lui à notre jeu du pensionnat, qui consistait à s’occuper des êtres les plus indifférents avec les mots et les gradations mêmes de la passion. J’étais satisfaite de le voir rabroué par un contrôleur pour avoir grignoté son billet après l’avoir plié en quatre, puis roulé ; j’étais charmée de voir son reflet