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Page:Gobineau - Adelaïde - 1914.djvu/57

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temps où le malheureux n’osait plus venir à table, encore bien moins paraître devant ses femmes à aucune heure du jour, et, quand il n’était pas de service, par conséquent forcé de passer le temps hors de chez lui, il s’arrangeait de façon à dormir toute la sainte journée et à n’être sur pieds que pendant que ces dames allaient dans le monde ou reposaient dans leurs lits. Il devint comme une espèce de spectre et c’est ainsi que les années de la jeunesse se passèrent pour lui et pour Adélaïde, absolument dégoûtée de son idole.

Si je vous détaillais un roman, je ferais tranquillement ici mourir l’un et l’autre d’épuisement, de confusion et de douleur. Il y aurait de quoi. Mais, pas du tout. Les choses n’ont guère de ces conclusions dans la vie réelle. Quand ce diable de Rothbanner eut attrapé quarante ans et un ventre assez respectable, et que, surtout, il eut inventé sa fameuse culasse à mortier, sa jalousie à l’endroit d’Adélaïde était devenue fort traitable. Quant à l’amour, depuis longtemps ce sentiment avait disparu pour lui comme pour elle. En somme, Madame de Rothbanner pouvait être considérée comme victorieuse sur toute la ligne; elle possédait, sans nul partage, un époux qui, désormais, ne valait ni plus ni moins qu’un autre. Je ne peux pas deviner par quelle fantaisie de vieille fille, Adélaïde voulut alors se marier. On lui fit épouser un chambellan, mais avant la fin de l’année, elle planta là son mari et revint vivre chez sa mère. Ces femmes avaient une telle habitude de se détester et d’employer l’esprit que le ciel leur a donné à aiguiser des mots sanglants l’une contre l’autre et à torturer Rothbanner d’un commun accord, dernière et unique marque d’attention qu’elles ne lui ont pas retirée, qu’on les voit décidément inséparables et telles gens qui disent s’aimer ne se tiennent pas de cette force.

J’ai dîné l’autre jour avec le colonel Rothbanner et la raison en est qu’il désire passionnément la croix de Louis le Pieux; je crois pouvoir la lui faire atteindre. C’est ce qui m’a remis toute cette affaire en mémoire et n’ayant rien de mieux à vous offrir, je vous l’ai racontée.

Pendant ce récit du baron, la ravissante Mme de Hautcastel avait, dans le fond de son fauteuil, pris une ou deux fois un air assez scandalisé; elle poussa alors un profond soupir et en manœuvrant son écran dans sa main divine, elle posa son petit pied sur le chenet, sans dire un mot. Georges de Hamann, regardant la pendule, s’aperçut qu’il était temps d’aller faire un tour chez la princesse Ulrique-Marie et après avoir donné un coup d’oeil à sa cravate, il sortit discrètement.

Quant à Monsieur de Hautcastel, il avait dormi pendant presque tout le temps; il se leva avec un effort marqué, et tira d’un trait la conclusion morale de ce qu’on vient de lire:

— Ce satané baron est bien la plus mauvaise langue que je connaisse ! Toutes ces balivernes n’empêchent pas Madame de Rothbanner d’être une personne charmante et elle joue au whist comme jamais femme n’y a joué !


Rio de Janeiro, 15 Xbre 1869.