Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/144

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empereurs et les rois représentaient les grands mammifères ; les gentilshommes s’associaient aux quadrupèdes de moindre taille ; ce qui était fonctionnaire non noble dans l’État, s’assimilait naturellement aux oiseaux et aux poissons, et tout le reste était inerte. La chère princesse ne voulait d’ailleurs aucun mal à pas une des créatures de Dieu ; elle ne leur voulait pas de bien non plus ; néanmoins, il ne lui tombait aucunement dans l’esprit d’incriminer un négociant sous prétexte que c’était une fourmi, ni un artiste, parce qu’il était l’équivalent d’un hanneton. Ce n’était pas elle qui avait arrangé les choses ainsi ; elle se bornait à adorer les ordonnances de la Providence divine et à en admirer les œuvres. Du reste, elle ne réfléchissait à quoi que ce soit et se laissait aller, une bonne partie du jour, à sa passion pour la tapisserie et la broderie au crochet. Elle ne détestait pas l’Opéra ni les grandes réceptions, attendu que beaucoup de lumières, des appartements ou un théâtre dorés lui paraissaient les milieux les plus naturels pour le développement de la vie de ses grands mammifères et de ses quadrupèdes ; seulement, aux pièces jouées devant elle, jamais elle n’avait soupçonné qu’il pût être utile de chercher un sens, et, quant aux personnes présentées, quand elle leur avait demandé des nouvelles de leur santé ou fait quelque observation sur l’état de la température, et accordé enfin les marques d’attention légitimement dues à leur rang sur l’échelle des êtres, elle tombait dans un mutisme souriant qui lui paraissait une juste récompense de la manière consciencieuse dont elle s’acquittait de ses devoirs. C’était une âme parfaitement d’accord avec elle-même, une âme exactement équilibrée ; c’était une femme heureuse.

Elle n’avait jamais éprouvé pour son mari un autre sentiment que celui d’une véritable répulsion. Jean-Théo-