Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/150

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Là, une fois seule et tout à fait maîtresse d’elle-même, ayant eu soin de pousser le verrou, mademoiselle Lanze, au lieu de se coucher, s’assit devant son bureau, chargé de photographies et de fleurs, de souvenirs de toutes les formes et de petits volumes artistement dorés ; elle ouvrit un tiroir au moyen d’une clef mignonne suspendue à la chaîne de sa montre, et mit au jour un assez fort cahier attaché avec des rubans feuille morte. C’était son journal.

Il suffira de reproduire ici les premières lignes de ce qu’elle écrivit dans cette soirée. Mademoiselle Lanze s’exprimait ainsi :

« Ô mon âme ! ton élan vers le ciel est arrêté ! L’impiété se déchaîne autour de toi, et, comble d’horreur ! le démon, par ses artifices, enrôle au nom des plus cruels persécuteurs le meilleur des souverains !! Ce n’est pas tout !!! Une destinée implacable, acharnée contre toi, te montre ton frère adoré sur le penchant d’un abîme ; mais, que dis-je ? à cette heure, il a peut-être roulé jusqu’au fond, et, alors, il est perdu à jamais !!!! Pourquoi tant de maux ? N’était-ce pas assez déjà de mes chagrins ? Je suis bien jeune, hélas ! et, pourtant, j’ai dans le cœur une conviction profonde : le bonheur n’a pas été fait pour moi !!!!! »

Cette triste conclusion était malheureusement probable. Mademoiselle Lanze ne s’était jetée dans la religion la plus exaltée que parce que ses vœux les plus chers lui paraissaient impossibles à réaliser. Elle avait dix-sept ans, comme il a été dit plus haut, et son expérience lui démontrait que les hommes de ce siècle n’étaient pas dignes d’absorber des sentiments qu’elle voulait donner sans partage, mais en retour desquels elle prétendait, avec justice, recevoir le dévouement sans bornes de la nature humaine la plus sublime. Elle s’était