Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/163

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solantes quelquefois, et, çà et là, poignantes par le bonheur qu’elles lui causaient. Sans doute, elle ne voulait plus être aimée de Nore comme elle l’avait été ; sans doute, sans aucun doute ; mais que voulait-elle ? Hélas ! Les lettres de Wilfrid étaient des œuvres magnifiques, saturées d’une puissance redoutable ; elles ne disaient pas ce qu’elles disaient ; elles ne contenaient pas ce qu’elles semblaient contenir ; elles portaient la joie ou la douleur dans leurs plis. Pendant la nuit, la froide, la calme, la sévère Harriet serrait le mince papier avec passion contre son cœur et contre ses lèvres. Elle n’eût osé le faire en plein jour.

Cependant un grand événement arriva. Elle ne prévoyait rien de semblable ; elle n’y avait même jamais beaucoup songé, le croyant impossible. Son père, bien que ne devinant en aucune manière les sentiments qui l’absorbaient, avait cru comprendre que le séjour de l’Asie lui était devenu de plus en plus insupportable, et le médecin du Résident, à bout de ressources, répétait avec emphase que Bagdad la tuait, et qu’un voyage dans son pays natal était pour elle une véritable nécessité. Coxe s’était d’abord épouvanté de cet arrêt. On l’avait envoyé en Asie pour y distribuer des Bibles ; il en distribuait et il vivait ; mais, s’il interrompait sa distribution un seul jour, il était clair qu’il ne vivrait plus, ni lui ni aucun des siens. S’en aller à Londres, c’était renoncer à l’opération commandée ; d’autre part, Coxe trouvait dur d’avoir à laisser sa fille mourir de langueur ou à mourir de faim avec elle.

Dans un embarras qui, pour cette nature affectueuse et aimante, devenait un véritable supplice, Coxe prit un parti violent, et dont lui-même ne se serait jamais cru capable. Il était timide au delà de toute expression et n’avait jamais rien demandé à personne ; le pauvre homme n’ima-