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Trois ans de congé et solde entière ! repartit Coxe avec désolation, car il s’attendait à voir Harriet pâlir et perdre connaissance.

Elle ne perdit pas connaissance ; elle serra la main de son père et n’articula pas un mot. Elle avait couru de suite, dans sa pensée, vers l’autel de ses rêves : je vais donc le voir ! s’était-elle dit. Au dehors il ne parut rien ; elle ourlait une serviette ; elle la continua.

Coxe, rassuré, fit des projets ; Coxe, pour la première fois, pensa à s’amuser ! Il exprima le désir de s’arrêter en Italie pour visiter les chefs-d’œuvre des arts ; il voulait les voir tous ! Il irait à la Vaticane ; il irait aussi à l’Ambrosienne ; il n’oublierait assurément pas la Laurentienne, et, Dieu garde qu’il ne prît pas d’une main tremblante d’émotion, quelques notes sur les manuscrits même de Saint-Marc ! En parlant ainsi, il regardait Harriet, cherchant à s’assurer qu’elle ne souffrait pas plus que d’habitude. Pauvre excellent homme ! Il ne se connaissait pas à ces choses-là ; il restait inquiet et aveugle ; sa fille lui répondait des lèvres ; le cœur était loin, et c’est ainsi que ces deux êtres qui se chérissaient n’étaient pas ensemble, bien qu’à côté l’un de l’autre, et traitaient presque comme un malheur le plus grand sujet de joie que le ciel leur eût encore accordé.

Quand elle se trouva seule, Harriet chercha à comprendre sa situation et à prévoir. Il y avait maintenant six ans qu’elle était séparée de Nore. Il était en Amérique ; mais il allait retourner à Londres. Elle le verrait. Était-ce un bien ? Était-ce un mal ? Était-ce du bonheur ? Était-ce, au contraire, une préparation à de nouvelles souffrances ? Assurément, quoi que ce fût, ce n’était pas du plaisir, mais bien une situation solennelle, d’impression violente, forte, sérieuse dans laquelle elle entrait. Elle ne songea