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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/212

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est à propos de dire de la situation d’esprit d’un homme si parfaitement paisible et d’une humeur ordinairement si pondérée. Il lui montait au cerveau des idées, des bouffées d’impressions singulières.

Cependant madame Tonska commençait à passer une partie de son temps sur une chaise longue. Elle se faisait porter auprès de la fenêtre et s’absorbait, disait-elle avec un sourire mélancolique, dans la contemplation de cette grande nature qui n’avait plus pour elle ni caresses ni espérances. À son grand regret, elle n’avait pas réussi à mourir physiquement, mais moralement il ne restait plus rien d’elle. Son âme, si souvent martyrisée, ne conservait pas une seule fibre qui vibrât encore ; elle ne comprenait désormais que le dévouement et n’imaginait quelque joie que dans le sacrifice.

Pendant tout ce temps, elle ne parlait guère à Lucie et à Gennevilliers que de ses souffrances et de son mari. Quand elle fut mieux, elle continua sans doute à détailler ses peines, mais elle s’occupa de moins en moins de l’infortuné Boleslas. Alors, du fond de sa confiance tout entière gagnée, sortirent d’abord quelques allusions amères à son affection trompée pour des hommes qui n’avaient pas su la comprendre ; et comme Lucie, en particulier, tout en conservant une mine discrète et austère, brûlait d’envie de connaître les aventures extraordinaires d’une personne si complétement différente du commun, et que sa curiosité, sous l’incognito d’une sympathie pieuse, ne laissait pas que d’être reconnue aisément, un beau soir que Gennevilliers avait été se coucher de bonne heure, parce qu’on l’avait renvoyé sous prétexte de fatigue, la malade, après avoir fait de la musique et chanté pendant deux heures, raconta à son incomparable amie sa vie, sa vie entière avec ses luttes et ses