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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/234

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rir, ce que je lui souhaite sincèrement, afin qu’il tombe hors du déshonneur où il se vautre en ricanant d’imbécillité.

Ayant sur ma religion et mon pays des idées aussi fâcheuses, mais qui me tiennent, il pourrait me rester une attache aux habitudes de la vie commune : ce serait d’embrasser une profession quelconque ou d’exercer un métier. Malheureusement, vous remarquerez que je n’en ai pas besoin. Non-seulement les nécessités matérielles de la vie ne me l’imposent pas, mais n’ayant nul désir de parvenir à ce qu’on appelle se distinguer, tout stimulant me manque. Il me déplairait même, devenant militaire, de me faire casser la tête, ou, ce qui serait pis, estropier pour entendre apostropher mes chefs du titre de l’intrépide colonel un tel, de l’habile général un tel, et de l’étonnant ministre un tel, le plus extraordinaire organisateur de cette époque incomparable, ou, au rebours, de lâche colonel un tel, d’inepte général un tel, et du traître ministre, suivant le journal ou les visées de la politique du moment. Je ne sortirai donc pas de ma quiétude.

L’amour d’une femme m’aurait peut-être tenu lieu de ce qui me manque. Il est possible que le mysticisme d’un attachement dévoué remplace tout, tienne lieu de tout, et comble tous les vides. Je ne le saurai jamais. Vous ne pouvez pas m’aimer, et même vous ne pouvez pas aimer. Je ne me suis jamais senti amoureux que de vous ; mais le marbre, le marbre, voilà le grand obstacle ! L’écarter, le briser m’est impossible ! Je ne saurais m’abuser là-dessus. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faudrait en revenir à l’abandon, à la solitude où je suis aujourd’hui ; vous conviendrez qu’un tel voyage à reculons n’est pas à commencer.

— Bien, admettons tout. Pas de religion, pas de patrie,