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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/233

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et une Nuits, homme jusqu’à la ceinture, et de là, marbre jusqu’aux pieds. Il était donc incapable de marcher ! Vos passions ne marchent pas. Je le répète, vous n’aimerez jamais personne et n’aurez jamais que des débuts. Cependant, comme chez vous le cerveau n’a pas été touché par la baguette de la méchante fée, et que le cœur est grand, je vais vous confier mon secret et vous demander un service. De cette façon, je vous aurai prouvé que je vous aime et n’aurai sollicité de vous que ce dont vous êtes capable.

Madame Tonska eut ce sentiment singulier pour elle de se sentir comprise. L’attitude, l’expression de physionomie, l’accent de Casimir étaient sérieux ; elle fut convaincue de sa sincérité. La curiosité la tenait aussi. Elle garda le silence.

— Voici, madame la comtesse, ce dont il s’agit. J’ai eu le malheur prévu par Montaigne, qui, sans doute, en savait quelque chose par expérience, de prendre en méfiance ma religion naturelle. Je reste bon catholique, mais persuadé que cette doctrine, opinion plus vraie que toutes les autres, est tout aussi impuissante à modifier les sentiments et les actes des hommes. Quand ils sont bossus au moral, elle les laisse tels. Comme tout au monde, comme vous, comme notre jeune homme de tout à l’heure, elle est de marbre depuis la ceinture jusqu’aux pieds ; elle théorise et ne marche pas. J’ai encore ce malheur, ce grand malheur, de porter le mépris le plus absolu et la haine la plus franche à cette partie de l’Europe où je suis né. Il ne m’agrée pas de voir un peuple jadis si grand, désormais couché sur le sol, impotent, paralysé, à moitié pourri, se décomposant, livré aux niaiseries, aux misères, aux méchancetés, aux férocités, aux lâchetés, aux défaillances d’une enfance sénile, et propre à rien, sauf à mou-