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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/237

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— Mais enfin, supposez un instant que je vous serve de complice dans cet accès de frénésie, car on ne peut l’appeler autrement, qu’allez-vous faire à Wilna ? Comment arrangerez-vous votre vie ? Vous deviendrez fou dans une solitude pareille !

— Je vivrai tranquille, sans les ennuis des déconvenues, sans les distractions écœurantes des à peu près dont je m’éloigne. Je vénère les brahmanes accoutumés à mener leur existence sous les ombrages d’une forêt perdue en se passant de tout. J’irais même les rejoindre, si je n’éprouvais une invincible horreur pour les imitations et les pastiches ; mais j’observerai l’essentiel de leur doctrine et serai fort à mon aise à Wilna.

Madame Tonska refusa la donation, et après des paroles très-dures, renvoya Casimir. IL revint trois ou quatre jours après ; la porte lui fut défendue. Son exil dura un mois. D’abord, Sophie fut indignée, presque humiliée. Elle considérait cet amant intraitable comme un fou, mais en tant qu’il n’était pas un fou ordinaire, elle y pensait ; y pensant, elle s’y intéressait ; s’y intéressant, elle crut l’aimer. C’était une progression assez naturelle. Quand elle l’admit après son temps d’ostracisme, elle lui montra de la sensibilité, et sans, d’ailleurs, trahir ce que son imagination lui faisait croire vrai, elle le supplia de renoncer au plan de conduite qu’il lui avait exposé et à rester auprès d’elle, ne fût-ce qu’à titre d’épreuve.

— Je n’ai pas besoin d’épreuve, répondit-il, je sais ce qu’il faut savoir, et j’aurais tort de ne pas m’y tenir. En admettant, permettez-moi de vous le remontrer, que de certains sentiments féminins, mis en jeu par ce que ma situation peut avoir d’insolite, me rendissent assez intéressant pour vous porter à des impressions favorables, rien ne durerait et je deviendrais bientôt trop malheureux.