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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/261

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nait d’entendre, il reviendrait de lui-même à plus de raison et, dans quelques jours, serait en état d’envisager sa situation d’une manière plus calme.

En tout cas, elle réussit à rendre son ami moins malheureux. Il se prit, à l’exemple de don Pierre, d’une résolution aveugle qui lui valut mieux que son désespoir sans volonté. Ce ne sont pas les faits extérieurs, les impressions positives, heureuses ou funestes qui causent les transports ou les convulsions dont s’affecte une âme amoureuse. Ce sont plutôt ce qu’on pourrait appeler les visions qu’elle se crée à elle-même en son intérieur. Rien ne s’était passé depuis que Conrad avait épuisé l’agonie de larmes si amères versées sous la douce piété d’Harriet ; pourtant il s’était accalmi. Il s’en retourna chez lui, goûtant, avec une sorte de joie, les mille imaginations que l’histoire de don Pierre lui suggérait, et se reconnaissant moins à plaindre qu’il ne l’avait été jusqu’alors dans cette lutte désespérée soutenue pied à pied contre un amour dont il ne pouvait réussir à faire plier la tête.

Il arriva ainsi à sa demeure et entra dans son atelier. Ses dispositions étaient si bonnes, qu’il avait résolu d’écrire ce soir même à son ami, le lieutenant de Schorn, pour lui donner de ses nouvelles, ce qu’il n’avait pas fait encore.

En s’asseyant devant sa table, il vit une lettre. Son cœur battit ; c’était l’écriture de madame Tonska. Elle l’avertissait de son arrivée, lui donnait son adresse, et le priait de venir la voir.

Il n’hésita pas ; il obéit de suite.

— Quoi qu’il arrive, se dit-il, je ne peux pas être plus malheureux. Elle a ma vie, eh bien ! qu’elle la prenne, la ranime ou l’étouffe, elle en est maîtresse.

Sophie le reçut avec la simplicité la plus affectueuse.