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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/260

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— Elle m’a toujours détesté, toujours méprisé ; je n’ai pas eu d’elle un regard.

— Votre excuse ?

— J’aime !… Ne me parlez pas davantage, faites-moi emmener… Non ! vous êtes le Roi, vous pouvez tout ! obtenez d’elle que je puisse seulement la regarder un instant… et ensuite… Eh bien ! ensuite, on fera de moi ce qu’on voudra !…

— Quelle impudence ! murmura don Juan.

— Faites retirer ce criminel, dit le Roi, il est incorrigible ; demain, on le livrera aux Espagnols.

Les soldats mirent la main sur l’épaule de don Pierre pour le faire marcher. Mais, à ce moment, doña Carmen se leva de son siége. Elle était très-émue, et ses yeux brillaient :

— Sire, dit-elle, je serai la femme de cet homme ! Pour vous, don Félix, je vous remercie de votre attachement ; vous me donniez votre nom, tout le bonheur d’une affection fidèle. Il n’est pas de reconnaissance qui m’acquitte envers vous. Mais vous êtes riche, brillant, gai, heureux, sans remords… vous n’avez pas besoin de moi ; tandis que lui, regardez-le ! C’est une ombre effrayante ! Et ce qui l’a réduit à n’être plus qu’un tel fantôme, c’est son amour pour moi… Sans moi, il mourra… Sans moi, il n’eût pas fait ce qu’il a fait… Venez don Pierre !

Et elle lui tendit les deux mains. Mais don Pierre n’était pas en état de les prendre ; il était tombé évanoui sur le plancher.

Ce fut ainsi qu’Harriet termina son histoire. Elle n’avait pas l’intention sérieuse d’inspirer des espérances folles à Conrad ; elle cherchait seulement à distraire son attention et à le tirer de l’engourdissement où elle le voyait. Elle supposait que, par l’exagération même du récit qu’il ve-