Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/64

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les demeures des oiseaux nobles, au sein de l’atmosphère de Dieu ? Tu ne les vois donc plus nos murailles protectrices, nos tours penchées sur les abîmes, nos manoirs en terrasse, montant les unes au-dessus des autres, toutes vigilantes et, par leurs lucarnes, avides de voir l’ennemi de plus loin ? Et leurs toits plats où nous dormions l’été, et les rues étroites et le logis de Kassem-Bey en face du nôtre, et celui d’Arslan-Bey devant, et tes camarades de jeu, Sélym et Mouryd qui sont morts dans leur sang, et mes compagnes, à moi, Ayéshah, Loulou, Péry, la petite Zobeydèh, que sa mère portait dans ses bras ! Ah ! misérable lâche ! les soldats les ont tous jetés dans les flammes, et l’aoûl a brûlé sur eux !

Assanoff commença à se sentir extrêmement mal à son aise. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il étendit machinalement les mains sur ses genoux, qu’il tint fortement serrés. Mais il ne prononça pas un mot. Omm-Djéhâne continua d’une voix sourde :

— Tu ne rêves donc jamais la nuit ? Tu te couches, et le sommeil te prend, et tu restes là, n’est-ce pas, comme une masse de chair inerte, abandonné par tes pensées jusqu’au matin, jusqu’au milieu du jour, si l’on veut. Au fond, tu fais bien ! Ta vie entière n’est qu’une mort ! Tu ne te rappelles rien ? rien du tout ? Ton oncle, mon père à moi, mon père, sais-tu cela ? Non ! tu ne le sais pas ! Je vais te le dire : mon père, Élam-Bey, enfin, pendu à l’arbre de gauche en montant le sentier ; ton père à toi, mon oncle, cloué d’un coup de baïonnette sur la porte de sa maison. Tu ne te rappelles pas ? Tu n’avais que douze ans ; mais moi j’en avais quatre et je n’ai rien oublié ! Non, rien ! rien, te dis-je, pas la moindre, pas la plus minime circonstance ! Ton oncle, quand je suis passée devant, portée par un soldat, ton oncle pendait à son arbre, comme ce vêtement là, contre la muraille, pend à ce clou qui est derrière toi !

Assanoff eut un frisson glacial dans les os ; il lui sembla sentir les pieds ballants de son père et de son oncle sur ses épaules, mais il ne dit pas un mot.