Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques 1876.djvu/73

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

une masse de chair inerte, abandonné par tes pensées jusqu’au matin, jusqu’au milieu du jour, si l’on veut. Au fond, tu fais bien ! Ta vie entière n’est qu’une mort ! Tu ne te rappelles rien ? rien du tout ? Ton oncle, mon père à moi, mon père, sais-tu cela ? Non ! tu ne le sais pas ! Je vais te le dire : mon père, Élam-Bey, enfin, pendu à l’arbre de gauche en montant le sentier ; ton père à toi, mon oncle, cloué d’un coup de baïonnette sur la porte de sa maison. Tu ne te rappelles pas ? Tu n’avais que douze ans ; mais moi j’en avais quatre et je n’ai rien oublié ! Non, rien ! rien, te dis-je, pas la moindre, pas la plus minime circonstance ! Ton oncle, quand je suis passée devant, portée par un soldat, ton oncle pendait à son arbre, comme ce vêtement là, contre la muraille, pend à ce clou qui est derrière toi !

Assanoff eut un frisson glacial dans les os ; il lui sembla sentir les pieds ballants de son père et de son oncle sur ses épaules, mais il ne dit pas un mot.

— Alors, poursuivit Omm-Djéhâne, on te prit avec quelques garçons échappés par hasard à l’incendie et au massacre. On t’envoya à l’École des cadets à Pétersbourg et on t’éleva, comme disent les Francs ! On t’enleva ta mémoire, on t’enleva ton cœur, on te prit ta religion, sans même se soucier de t’en donner une autre ; mais on t’apprit à bien boire, et je te retrouve les traits déjà flétris par la débauche, les joues marbrées de bleu, un homme ? Non ! Une guenille ! Tu le sais toi-même.