Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques 1876.djvu/78

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muraille fortifiée de l’extérieur, les précipices dont son œil d’enfant avait sondé jadis les profondeurs meurtrières avec une curiosité indomptable ; la rue, les terrasses plates brûlées par le soleil ou disparaissant sous la neige, les maisons, sa maison, sa chambre, son père, sa mère, ses parents, ses amis, ses ennemis ! Rien ne resta qu’il n’eût revu ! Les paroles que prononçait Omm-Djéhâne, les rimes qui s’entrecroisaient, le saisissaient comme avec des serres et l’emportaient dans les ravins de la montagne, dans les sentiers où, du fond d’un buisson, il avait épié si souvent la marche des colonnes russes pour aller en avertir son père. Car, chez les lesghys, les enfants nobles sont des guerriers rusés et hardis dès le jour où ils marchent. Un enchantement sublime remplissait l’âme du barbare mal converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe et français ; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses qualités, mais ses aptitudes, ce qu’il avait de vertus, tout cela était encore tatar comme le meilleur de son sang.

Que devint Mourad, fils de Hassan, l’officier d’ingénieurs au service de Sa Majesté Impériale, l’ancien élève de l’École des cadets, le lauréat des examens, lorsque sa cousine se levant, sans cesser de chanter et de jouer du târ, commença à mener à travers la chambre une danse lente et vigoureusement rhythmée ? Il quitta sa chaise, se jeta par terre dans un coin, prit sa tête entre ses deux mains, convulsivement crispées