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avoir de ces délicatesses. Elle ne devait jamais s’en prendre à l’essence du système, et jamais, en effet, il n’y eut en Grèce, jusqu’aux derniers jours, la moindre insurrection ni des grands ni du peuple contre le régime arbitraire. Toute la discussion resta bornée à cette considération secondaire, de savoir à qui devait appartenir la délégation omnipotente.

Les nobles, arguant du droit de premier occupant, appuyaient leurs prétentions sur la possession traditionnelle, et ils éprouvèrent combien cette doctrine était difficile à maintenir en face d’un danger permanent, inhérent aux sources mêmes du système, et qui naissait de l’absolutisme. Toute chose violente possède en soi une force d’une nature spéciale : cette force, par ses écarts ou même son usage simple, produit des périls qui ne peuvent être conjurés qu’au prix d’une tension permanente. Or, l’unique moyen de réaliser cette immobilité se trouve dans une concentration énergique. C’est pourquoi la délégation des pouvoirs illimités de la patrie penchait constamment à se résumer entre les mains d’un seul homme. Ainsi, pour combattre une nuée d’inconvénients, on se mettait à perpétuité sous le coup d’un autre embarras jugé très redoutable, fort détesté, maudit par toutes les générations, et qu’on nomma la tyrannie.

L’origine et la fondation de la tyrannie étaient aussi faciles à découvrir et à prévoir qu’impossibles à empêcher. Lorsque, par suite de l’état de compétition perpétuelle des cités, la patrie périclitait, ce n’était plus un conseil de nobles qui se trouvait capable de faire face à une crise : c’était un citoyen seul qui, bon gré, mal gré, absorbait l’action gouvernementale. Dès ce moment, chacun pouvait se demander si, le danger passé, le sauveur consentirait à lâcher la délégation, et, au lieu de faire frémir tout le monde, s’en retournerait frémir lui-même du trop grand service qu’il avait rendu à la patrie.

Autre cas : un citoyen était riche, puissant, considéré ; sa haute position portait nécessairement ombrage aux nobles. Impossible de ne pas lui laisser deviner quelque chose de cette méfiance. À moins d’être aveugle, il s’apercevait qu’un jour ou l’autre un piège lui serait tendu, qu’il y tomberait, et qu’il serait victime d’une proscription proportionnée en dureté à