Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 2.djvu/489

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Cette époque a pu beaucoup souffrir, je le veux ; je n’examinerai pas si son imagination vive et sa statistique imparfaite, commentées par le dédain que nous aimons à éprouver pour tout ce qui n’est pas nous, n’en ont pas sensiblement exagéré les misères. Je prendrai les fléaux dans toute l’étendue vraie ou fausse qui leur est attribuée, et je demanderai seulement si, au milieu des plus grands désastres, on est vraiment bien malheureux quand on est si vivace ? Vit-on nulle part que le serf opprimé, le noble dépouillé, le roi captif aient jamais tourné de désespoir leur dernière arme contre eux-mêmes ? Il semblerait que ce qui est plus vraiment à plaindre, ce sont les nations dégénérées et bâtardes qui, n’aimant rien, ne voulant rien, ne pouvant rien, ne sachant où se prendre au sein des accablants loisirs d’une civilisation qui décline, considèrent avec une morne indulgence le suicide ennuyé d’Apicius.

La proportion spéciale des mélanges germaniques et gallo-romains dans les populations de la France septentrionale, en amenant par des voies douloureuses, mais sûres, l’agglomération en même temps que l’étiolement des forces, fournit aux différents instincts politiques et intellectuels le moyen d’atteindre à une hauteur moyenne, il est vrai, mais généralement assez élevée pour attirer à la fois les sympathies des deux autres centres de la civilisation européenne. Ce que l’Allemagne ne possédait pas, et qui se trouvait dans une trop grande plénitude en Italie, nous l’avions sous des proportions restreintes qui le rendaient compréhensible à nos voisins du nord  ; et, d’autre part, telles provenances d’origine teutonique, très mitigées par nous, séduisaient les hommes du sud, qui les auraient repoussées, si elles leur fussent parvenues plus complètes. Cette sorte de pondération développa le grand crédit où l’on vit, aux XIIe et XIIIe siècles, parvenir la langue française chez les peuples du nord comme chez ceux du midi, à Cologne comme à Milan. Tandis que les minnesingers traduisaient nos romans et nos poèmes, Brunetto Latini, le maître du Dante, écrivait en français, et de même les rédacteurs des mémoires du Vénitien Marco-Polo. Ils considéraient notre idiome comme seul capable de répandre dans l’Europe entière