Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome II.djvu/178

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FRANZ.

Cela peut bien être. La dernière fois que je la vis, je n’avais pas plus ma tête qu’un homme ivre. Ou plutôt, puis-je dire, je sentis dans le moment ce que doivent éprouver les saints, à la vue des apparitions célestes : tous mes sens plus forts, plus élevés, plus parfaits, et pourtant je n’avais l’usage d’aucun.

WEISLINGEN.

Cela est étrange.

FRANZ.

Quand je pris congé de l’évêque, elle était assise auprès de lui. Ils jouaient aux échecs. Il fut très-gracieux, me donna sa main à baiser, et me dit beaucoup de choses, dont je n’entendis aucune, car je regardais sa voisine. Elle avait l’œil fixé sur l’échiquier, comme si elle méditait un grand coup. Une expression de finesse attentive autour de sa bouche et de ses joues !… J’aurais voulu être le roi d’ivoire. La noblesse et la douceur régnaient sur son front. Et comme la blancheur éblouissante du visage et du sein était relevée par les cheveux noirs !

WEISLINGEN.

Tu en es devenu vraiment poëte.

FRANZ.

Je sens donc en ce moment ce qui fait le poëte, un cœur plein, absolument plein d’un unique sentiment ! Comme l’évêque achevait et que je m’inclinais, elle me regarda et me dit : « De ma part aussi une salutation, bien que je lui sois inconnue ! Dis-lui de venir bientôt. De nouveaux amis l’attendent. Il ne doit pas les mépriser, bien qu’il en possède un si grand nombre d’anciens… » Je voulus répondre quelque chose, mais le passage du cœur à la langue était fermé. Je fis une révérence. J’aurais donné tout mon avoir pour baiser le bout de son petit doigt. Comme j’étais là immobile, l’évêque fit tomber un pion : je me baissai pour le ramasser, et, en le relevant, je touchai le bord du vêtement d’Adélaïde : un frisson parcourut tous mes membres, et je ne sais comment je suis arrivé à la porte.

WEISLINGEN.

Son mari est-il à la cour ?

FRANZ.

Voici déjà quatre mois qu’elle est veuve. C’est pour se dis-