Aller au contenu

Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/237

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

chambre pourvue de volets et de rideaux. A peine y fûmes-nous entrés, que Charlotte fit ranger toutes les chaises en rond, et, lorsqu’à sa prière tout le monde eut pris place, elle proposa un jeu. Je voyais maint cavalier qui, dans l’espoir de savourer un doux gage, faisait la bouche en cœur et se redressait. « Nous jouons à compter, dit-elle. Attention ! je ferai le tour du rond, de droite à gauche, et vous compterez de même, à la ronde, chacun le nombre qui lui viendra, et cela doit aller comme un feu roulant ; qui hésite ou se trompe reçoit un soufflet…. Et ainsi jusqu’à mille…. » C’était amusant à voir. Elle tournait dans le cercle, le bras tendu : « un, » dit le premier ; « deux, » le second ; « trois, » le suivant, et toujours ainsi. Bientôt elle alla plus vite, toujours plus vite. Quelqu’un se trompe : paf ! un soufflet, et, comme on éclate de rire, paf ! aussi le suivant, et toujours plus vite. Moi-même j’attrapai mes deux tapes, et plus fortes, je crus le remarquer, avec un secret plaisir, que Charlotte ne les donnait aux autres. Le jeu finit au milieu du rire et du bruit général, avant que l’on eût compté jusqu’à mille. Les plus intimes se tirèrent ensemble à l’écart ; l’orage était passé, et je suivis Charlotte dans la salle. Elle me dit en chemin : « Les soufflets leur ont fait oublier l’orage et le reste. » Je ne pus rien lui répondre. « J’étais, poursuivit-elle, une des plus peureuses, et, en prenant l’air résolu, pour donner aux autres du courage, je suis devenue courageuse. » Nous nous approchâmes de la fenêtre. Il tonnait dans le lointain ; la pluie bienfaisante tombait à petit bruit sur la campagne, et les plus suaves parfums montaient jusqu’à nous, dans les flots d’une atmosphère attiédie. Charlotte était accoudée sur la fenêtre ; son regard se promenait sur la campagne ; elle le porta vers le ciel, puis vers moi ; je vis ses yeux pleins de larmes ; elle posa sa main sur la mienne et dit : « O Klopstock ! » Je me rappelai sur-le-champ l’ode sublime qui était dans sa pensée, et je me plongeai dans le torrent d’émotions dont cette simple parole avait inondé mon cœur. Je ne pus résister, je me penchai sur sa main, et la baisai en versant de délicieuses larmes, et mes yeux s’arrêtèrent de nouveau sur les siens…. Noble poète, oh ! si tu avais vu dans ce regard ton apothéose ! Et si je pouvais ne plus entendre jamais prononcer ton nom, si souvent profané !