vaise humeur[1]. — C’est aux pasteurs des villes à le faire, dit-il ; les paysans ne connaissent pas la mauvaise humeur. Toutefois, de temps en temps cela ne pourrait nuire : ce serait du moins une leçon pour la femme du pasteur et pour monsieur le bailli. »
On se mit à rire, et le vieillard lui-même rit de bon cœur, jusqu’à ce qu’il fut pris d’une toux, qui interrompit quelque temps notre conversation. Ensuite le jeune homme reprit la parole. « Vous avez appelé la mauvaise humeur un vice : cela me semble exagéré. — Nullement, lui répondis-je, si une chose avec laquelle on nuit à son prochain et à soi-même mérite ce nom. N’est-ce pas assez que nous ne puissions nous rendre heureux les uns les autres ? faut-il encore nous ravir mutuellement le plaisir que chacun peut quelquefois se procurer ? Et nommez-moi l’homme de mauvaise humeur, qui soit en même temps assez ferme pour la dissimuler, la supporter seul, sans troubler la joie autour de lui ! N’est-ce pas plutôt un secret déplaisir de notre propre indignité, un mécontentement de nous-mêmes, qui se lie toujours avec une envie aiguillonnée par une folle vanité ? Nous voyons heureux des gens qui ne nous doivent pas leur bonheur, et cela nous est insupportable. » Charlotte me sourit, en voyant avec quelle émotion je parlais, et une larme dans les yeux de Frédérique m’excita à continuer. « Malheur, m’écriai-je, à ceux qui se servent de l’empire qu’ils ont sur un cœur, pour lui ravir les joies innocentes dont il est lui-même la source ! Tous les présents, toutes les prévenances du monde, ne peuvent compenser un moment de joie spontanée, que nous empoisonne une envieuse importunité de notre tyran. »
À ce moment, mon cœur était plein ; mille souvenirs se pressaient dans mon âme, et les larmes me vinrent aux yeux. Je m’écriai :
« Si seulement on se disait chaque jour : Tu ne peux rien pour tes amis que respecter leurs plaisirs et augmenter leur bonheur en le goûtant avec eux. Peux-tu, quand le fond de leur être est tourmenté par une passion inquiète, brisé par la souffrance, leur verser une goutte de baume consolateur ?… Et,
- ↑ Nous avons maintenant sur ce sujet un excellent sermon de Lavater, parmi ceux qu’il a composés sur le livre de Jonas. (Note de l’auteur.)