Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/253

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égards, ce me serait une chose insupportable de le voir sous mes yeux posséder tant de charmes…. Posséder !… Il suffit, Wilhelm, le fiancé est là ! Un brave et galant homme, qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. Heureusement, je n’étais pas là à son arrivée. Cela m’aurait déchiré le cœur. Il est si généreux, qu’il n’a pas encore embrassé une seule fois Charlotte en ma présence. Que Dieu l’en récompense ! A cause de son respect pour cette jeune fille, je dois l’aimer. Il me veut du bien, et je soupçonné que c’est l’ouvrage de Charlotte plus que l’effet de sa propre inclination, car, là-dessus, les femmes sont habiles et elles ont raison : lorsqu’elles peuvent maintenir entre deux adorateurs la bonne intelligence, si rarement que la chose réussisse, c’est toujours un avantage pour elles.

Cependant je ne puis refuser à Albert mon estime. Son extérieur tranquille contraste fort vivement avec mon inquiétude naturelle, qui ne peut se cacher. Il a beaucoup de sensibilité, et sait quel trésor il possède en Charlotte. 11 semble peu sujet à la mauvaise humeur, et, tu ne l’ignores pas, c’est le défaut que je déteste le plus.

Il me tient pour un homme de sens, et son triomphe s’augmente de mon attachement pour Charlotte et du vif plaisir que je prends à tout ce qu’elle fait ; il ne l’en aime que mieux. S’il ne la tourmente point quelquefois par une petite bouffée de jalousie, c’est une chose que je ne veux pas examiner : j’avoue du moins qu’à sa place, ce démon ne me laisserait pas tout à fait tranquille.

Quoi qu’il en soit, la joie que je goûtais près de Charlotte s’est évanouie. Dois-je nommer cela folie ou bien aveuglement ?… Qu’importé le nom ?… La chose parle assez d’elle-même…. Tout ce que je sais maintenant, je le savais avant l’arrivée d’Albert ; je savais qu’il m’était défendu de former aucune prétention sur elle ; je n’en formais non plus aucune…. je veux dire, autant qu’il est possible de ne pas désirer, en présence de tant de charmes ; et maintenant le fantasque fait de grands yeux, parce que l’autre arrive en effet et lui enlève la jeune fille !

Je grince les dents, et je renvoie bien loin, avec moquerie, ceux qui peuvent dire que je devrais me résigner, et, puisque la chose ne saurait être autrement…. Délivrez-moi de ces épou-