Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/268

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sentais vaguement quel théâtre de félicités et de douleur il devait être encore.

J’avais passé près d’une demi-heure, livré aux douloureuses, aux douces pensées de la séparation, du revoir, lorsque je les entendis monter sur la terrasse. Je courus au-d£vant d’eux, et, avec un frémissement, je pris la main de Charlotte et la baisai. Au moment où nous arrivâmes sur la terrasse, la lune se levait derrière la colline buissonneuse ; nous parlâmes de choses diverses, et insensiblement nous approchâmes du cabinet sombre. Charlotte entra et s’assit, Albert auprès d’elle, et moi, de l’autre côté. Mais mon inquiétude ne me permit pas de rester longtemps assis : je me levai, je me plaçai devant elle, je fis quelques tours et je revins m’asseoir : c’était un état d’angoisse. Charlotte nous fit remarquer le bel effet de la lune, qui, à l’extrémité des charmijles, éclairait devant nous toute la terrasse : spectacle magnifique, et d’autant plus frappant, qu’une profonde obscurité nous environnait. Nous étions silencieux. Au bout de quelques moments, Charlotte prit la parole : « Jamais, dit-elle, jamais je ne me promène au clair de lune, que mes amis défunts ne me reviennent à la pensée, que je ne sois saisie par le sentiment de la mort et de l’avenir. Nous existerons ! poursuivit-elle, avec l’accent du sentiment le plus sublime ; mais, Werther, est-ce que nous devons nous retrouver, nous reconnaître ? Qu’en pensez-vous ? qu’en dites-vous ? »

— Charlotte, lui dis-je, en lui tendant la main (et mes yeux se remplirent de larmes), nous nous reverrons’. Ici et là-haut nous nous reverrons ! »

Je ne pus en dire davantage. Wilhelm, devait-elle me faire cette question, quand j’avais dans le cœur ce cruel adieu ?

« Et nos morts bien-aimés, poursuivit-elle, savent-ils quelque chose de nous ? Est-ce qu’ils sentent que, dans nos moments de bonheur, nous nous souvenons d’eux avec un ardent amour ? Oh ! l’image de ma mère plane toujours autour de moi, lorsque, dans la paisible soirée, je suis assise au milieu de ses enfants, • de mes enfants, et qu’ils sont assemblés autour de moi, comme ils élaient assemblés autour d’elle. Alors, si je regarde le ciel avec une larme dé désir, et souhaite qu’elle puisse voir un moment comme je tiens la parole que je lui donnai à l’heure de la